Philippeville : la Reine ou le Puits?

publié le 17 décembre 2015

 

1. 1555 : le Puits

 

 C’est en 1555 que Guillaume d’Orange reçut l’ordre de Charles-Quint de construire une nouvelle forteresse au sud de l’Entre-Sambre-et-Meuse, pour contrarier les troupes françaises. Finalement l’endroit fut choisi et la forteresse de Philippeville naquit selon les plans de construction de l’architecte hollandais Van Noen (1). Dès l’existence de la place forte, un puits fut creusé au centre de la Place d’Armes (2). Dorénavant, ce puits fut le symbole de la ville de Philippe II., le fils de Charles-Quint.

 

La Place d'Armes en 1830 (dans: La révolution de 1830 de Major A. Bikar)

 

2. 1878 : la Reine

 

La Belgique indépendante, pour être  historiquement nationale,  il  fallait un roi à ce nouveau pays et une dynastie pour survivre. L’archéologie à la hausse, un roi appointé dans la personne du prince Léopold de Saxe-Cobourg, restait encore trouver une reine. Des négociations furent donc entamées, menées par le comte Le Hon, Ministre de Belgique à Paris, afin de lier à notre roi la fille aînée du puissant roi français. Son nom : Louise, Marie, Thérèse, Caroline, Isabelle d'Orléans, née à la Villa Santa-Teresa de Palerme le 3 avril 1812, fille de Louis-Philippe, duc d'Orléans, et de la princesse Marie-Amélie de Bourbon-Siciles, aussi appelée ‘Mademoiselle de France’ ou encore, plus intime, ‘princesse Bobonne’.

 

Dans : Philippeville en cartes postales anciennes, André Lépine & Walter Gaspart – Asbl Musée de Cerfontaine 1992.

 

En 1832, la ‘princesse Bobonne’, alors âgée de 20 ans, accédait donc au titre de Reine des Belges. Elle était loin d'être enthousiasmée par ce mariage avec un homme qu'elle  connaissait à peine, et de vingt-deux ans son aîné, mais elle consentit par le sens du devoir. Un an après elle accouchait d’un fils, surnommmé ‘Babochon’, mais ce prince héritier mourut à un an. En 1835 un autre garçon naquit : le futur roi Lépold II. Il fut suivi par Philippe (1837) et par Charlotte (1840). Hélas, en 1849, la reine Louise-Marie tomba malade, elle souffrait probablement de tuberculose. A peine âgée de 38 ans, elle mourut le 11 octobre 1850 à Ostende, où elle passait ses dernières semaines pour récupérer.

 

Louise-Marie fut parfois surnommée ‘mère des pauvres’, à cause de ses actions charitables et des dons aux institutions philanthropiques, religieuses ou sociales. En outre la souveraine jouait un rôle politique important. Dans l’oraison funèbre le prêtre Deschamps déclarait : "L'union bénie le 9 août 1832 dans la chapelle de Compiègne révéla aux nations étonnées deux faits de premier ordre : l'alliance de la France et de l'Angleterre, formée à cette occasion même, et qui fut alors la sauvegarde de la paix du monde ; la reconnaissance de la neutralité belge, qui fixa d'une manière rationnelle et durable les limites, si longtemps incertaines des nations voisines." En plus elle était la liaison politique entre la Belgique et La France.

 

À la Cour de Belgique elle introduisit la mode des grands bals masqués, qui deviendront vite populaires dans les cercles des rois, princes et noblesse d’Europe.

 

Presque 25 ans après la mort de Louise-Marie, le conseil communal de Philippeville décida d’abaisser le niveau de la place de Philippeville et "la suppression du puits et l’érection, pour le remplacer par une statue à la gloire de Louise-Marie, première reine des Belges, voulant ainsi – dit le procès-verbal de la séance du 28 octobre 1874 – ‘...donner à Philippeville l’honneur d’avoir, la première, élevé une statue à la fondatrice de la dynastie nationale et doté le chef-lieu de l’Entre-Sambre-et-Meuse d’un monument patriotique remarquable’".(3) Le conseil estimait le puits comme un monument tombant en ruine, trop difficile et trop coûteux à rénover.

 

Bien que cette décision fut prise à l’unanimité par le conseil communal de Philippeville, il y avaient des Philippevillains qui s’y opposaient. Ceux-ci organisèrent même une pétition, qu’ils adressèrent au ministère de l’intérieur. Le monument ne menaçait pas de tomber en ruine, écrivaient-ils, et, « même s’il réclamait quelques réparations, elles étaient loin d’être impossibles à exécuter et il serait beaucoup plus simple d’y procéder »(4). En plus : "C’est d’ailleurs une oeuvre datant de la fondation de la ville et qui donne à la cité son cachet historique. Ajoutons qu’il porte l’horloge de la ville dont les cadrans sont à la vue de tout le monde et dont la sonnerie transmet les heures à plus d’une lieue la ronde. A tous les titres donc, cet édifice mérite d’être respecté" (5).

 

"Une grille en fer forgé noire entoure la base du piédestal. De part et d’autre du monument, deux fontaines imposantes en pierre ont été installées ; elles puisent leur eau dans le puits que le monument dissimule. Les photos du XXe siècle montrent que progressivement les deux fontaines se sont transformées en vulgaires supports d’éclairage public." (source)

 

Soixante ans plus tard, un article paru dans La Vie Wallonne stipulait : "Cette lettre est signée par trente-cinq personnes de la localité ! Trente-cinq personnes sur plus d’un millier d’habitants ! Trente-cinq personnes seulement pour protester contre un acte dont la stupidité nous révolte encore actuellement. Ainsi donc, la population de Philippeville, quasi tout entière, avait résolu d’assister presque passivement, sans aucune réaction, à la lutte entreprise pour lui arracher le dernier vestige de son passé ! (6)"

 

Le noyau dur de l’opposition se constituait de trois frères Fosse : Victor, Jules et Alphonse. Il semble d’ailleurs que leur lutte pour la sauvegarde du puits était inspirée, non seulement par la volonté de préserver le ‘cachet historique’ de la ville, mais aussi, et peut-être surtout, de leur aversion pour la monarchie. L’historien et conservateur actuel du Musée de Cerfontaine, André Lépine a écrit : "Les frères Fosse, francophiles enragés, avaient pris part à l’affaire du Risquons-Tout en 1848 et furent, de ce fait, pris pour des illuminés, c’est ce qu’eurent beau jeu d’avancer comme argument les élus communaux de 1874" (7).

 

De quoi s’agissait-il ? En 1848, deux ans avant le décès de Louise-Marie, la Belgique fut envahie par une troupe de révolutionnaires belges, ‘la Légion républicaine belge’. Cette Légion, était inspirée par la révolution de 1848 en France, connue comme ‘le printemps des peuples’. Forte de 1 100 à 1 200 hommes, non armés, la Légion venait de Paris et confrontait l’armée belge aux endroits de Quévrain et de Risquons-Tout, aujourd’hui un hameau de Mouscron. La légion voulait ‘soulever le peuple’ et renverser la monarchie, voire même annexer la Belgique à la France. Évidemment les rebelles furent défaits. A Risquons-Tout, sept hommes furent tués, vingt-six blessés. Parmi les soixante prisonniers, certains furent emprisonnés au fort de Huy et dix-sept d’entre eux furent condamnés à mort et exécutés à Anvers. A Quévrain, les troupes de la légion s’enfuirent avant les confrontatations. Ici, un des responsables fut Jules Fosse.(8)

 

En effet, ces jours-là beaucoup de gens avaient encore une certaine sympathie pour la France, surtout dans l’arrondissement de Philippeville. Ici, il y avait même des pétitions pour la réunification de l‘arrondissement avec la France.(8bis)

 

Ainsi, en 1874, la lutte entre les protagonistes du puits et les protagonistes de la statue de la reine était aussi une lutte politique entre royalistes et républicains. Pour calmer les choses le ministre de l’intérieur proposa un compromis : placer le monument de la reine dans une arcade du puits rénové. "Les conseillers communaux rejetèrent ce projet, trouvant que placer la statue de la reine Lousie-Marie dans une niche sous une des arcades du puits était une véritable profanation qui révoltait leur sentiment patriotique."(9) Enfin, le ministre suivit le conseil communal et en 1876 la destruction du vieux puits fit votée.

 

La tête originale aux Halles de Philippeville. (Photo: MS)

 

Le sculpteur anversois Joseph Jacquet (1822-1898), créateur entre autres des lions gardant l'entrée de la Bourse de Bruxelles et de nombreuses statues ornant les Galeries Saint-Hubert à Bruxelles reçut alors l’ordre pour la création de la statue de Louise-Marie, conformément aux instructions du conseil communal.(10) "Les travaux de démolition du vieux puits ne commencèrent que deux ans plus tard, et c’est seulement vers la fin de 1878 que Philippeville vit partir la dernière pierre de ce qui fut son seul monument historique."(11)  La statue fut inaugurée le 29 septembre 1878. Elle avait trois mètres de haut, et l'ensemble, avec le soubassement, faisait 7 mètres : gigantesque ! Quoi qu’il en soit, la nouvelle statue de la première reine de Belges devenait le nouveau symbole de Philippeville.

 

Comme on  put le constater, l’opposition ne mourut pas. Dans les dizaines d’années à venir, la statue n’était pas vraiment appréciée, pas pour des raisons politiques, mais pour des raisons esthétiques. Sans base de réalité, le bruit courait et court encore que la statue était initialement prévue pour la ville d’Ostende, laquelle l’aurait refusée parce qu’elle était trop laide.

 

"On peut dire que l’inspirateur de ce changement qu’il réalisa une gaffe monumentale. La statue qui a remplacé le rotonde est bien le plus fameux navet que toute la statuaire belge a produit depuis 1830." Voilà qu’en disait Edouard Gerard, commissaire honoraire de l’Arrondissement de Dinant en 1958 (11bis).

 

Vinrent les deux guerres mondiales. Bien que Philippeville en souffrait beaucoup, la statue restait intacte, sauf que... Le 3 septembre 1944 vers 10h45 deux avions américains mitraillaient des Allemands en fuite, et remarquaient un véhicule blindé léger de la Wehrmacht stationné sur la place de Philippeville en face de la statue Louise-Marie. Le véhicule fut détruit et des balles perdues endommagèrent entre autres la tête de la statue.(12)

 

3. 2000 : le Puits

 

Fin 1998 le conseil communal de Philippeville décida l’aménagement de la Place d’Armes, c’es- à-dire "une transfiguration totale où le piéton et l'esthétique seront largement gagnants... Au centre, plus question de la statue de la première reine des Belges puisque le puits devrait être réhabilité. En fonction de l'avis des Monuments et Sites, l'édicule tel qu'il existait au temps de l'ancienne place forte devrait inspirer une conception plus moderne."(13).

 

Reverrait-on encore la statue de la reine ? Début 1999, la décision fut prise : la statue se trouvant en mauvais état et le coût de la restauration trop important, il fut décidé de la démonter et d’en faire une copie. "Une étude a en effet été commandée afin de réaliser une copie de la statue de la première reine des Belges. L'avènement de ce clone coûtera quelque deux millions de francs (49.578€) à la Ville."(14)

 

Le clone en fonte identique à la précédente fut réalisé  par Arnold De Cock et une fonderie du Tournaisis. Le 2 septembre 1999, le collège des Bourgmestre et Échevins inaugurait la nouvelle statue au carrefour de la Rue de Namur avec le Boulevard de l’Enseignement, sur le site qu’occupait jadis l’École moyenne. Ainsi naquit le Square Louise-Marie.

 

La tête de l’original fut récupérée et exposée à l'entrée de l'Office du Tourisme, aux Halles de Philippeville.(15)

 

Le copie au carrefour de la Rue de Namur avec le Bld de l’Enseignement. (Photo: MS)

 

C’est  en 2000 que le nouveau puits fut réalisé. "C’est finalement l’édicule, construction en bois et pierre, qui a charmé l’ensemble du comité d’accompagnement. Il est composé de pilastres en béton recouverts de plaques de pierre bleue belge sur lesquelles une charpente de bois a été déposée. Le pieu central (poinçon) est issu d’un douglas sélectionné dans les Vosges. Celui-ci a été évidé de façon à permettre à un léger filet d’eau de rejoindre le puits. Une partie du toit est couverte d’ardoises laissant le sommet libre de recueillir les eaux de pluie. Son autre fonction est d’atténuer les efforts transmis aux pilastres en reprenant une partie des sollicitations de la charpente. Les câbles en acier galvanisé évitent l’écartement des pilastres en travaillant en traction. Cette composition assure l’auto stabilité de la structure. Afin de renforcer la centralité de l’édicule sur la place d’Armes, des rayons “dessinés” sur la place convergent vers l’édicule. Ces lignes ont été matérialisées au niveau du sol par des petits pavés de pierre bleue entourés de pavés de marbre rose issus de la carrière de Franchimont, véritable défi pour cette carrière locale."(16)

 

Coût de la construction : 132 230 €. Le maître d’oeuvre était Survey & Aménagement S.A. et l’entreprise de construction fut l’Entreprise Bajart à Suarlée, près de Namur. Les travaux prirent six mois.

 

Au début du nouveau millénaire, les Philippevillains retrouvèrent donc une version moderne de leur ancien puits sur la Place d’Armes. Dorénavant, la ville de Philippeville aura deux symboles : le puits et la reine. Néanmoins, la ville choisit le puits.

 

Le nouveau puits de 2000. (Photo: MS) 

 

4. Epilogue: une (autre) Reine dans un (autre) Puits

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

"La Reine se précipitant dans un puits." Scène satirique, Imprimerie du Journal du Peuple, 1792, pendant la Révolution française. (Notice bibliographique de la Bibliothèque nationale de France : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb402497400).

JoMa



(1) voir notre article: Guillaume de Nassau, le prince d’Orange à Neuville, le 6 septembre 1555.

(2) Philippeville en cartes postales anciennes, André Lépine & Walter Gaspart – Asbl Musée de Cerfontaine 1992.

(3) Article de 1934, tome 15, pp. 123-127, dans : L’entité de Philippevile vue par... (4), Cahier n° 208, Bibiliothèque Historique d’Entre-Sambre-et-Meuse, 1997.

(4) Lettre du 30 octobre 1874, dans : L’entité de Philippevile vue par... (4), Cahier n° 208, Bibiliothèque Historique d’Entre-Sambre-et-Meuse, 1997.

(5) idem.

(6) Article de 1934, tome 15, pp. 123-127, , dans : L’entité de Philippevile vue par... (4), Cahier n° 208, Bibiliothèque Historique d’Entre-Sambre-et-Meuse, 1997.

(7) André Lépine, L’entité de Philippevile vue par... (4), Cahier n° 208, Bibiliothèque Historique d’Entre-Sambre-et-Meuse, 1997, p.32

(8) Vreemdelingenbeleid en politieke migratie in België (1848-1851), III. De Februarirevolutie en de dreiging van republikeinse propaganda. (Jurgen Casteleyn). Scriptie K.U.L. 2001-2002.

(8bis) idem.

(9) Article de 1934, tome 15, pp. 123-127, dans : L’entité de Philippevile vue par... (4), Cahier n° 208, Bibiliothèque Historique d’Entre-Sambre-et-Meuse, 1997.

(10) La statue a été réalisée par les ateliers de la SA d'Electro-Métallurgie de Haeren. Cette société développait la technique de galvanoplastie.

(11) Article de 1934, tome 15, pp. 123-127, dans : L’entité de Philippevile vue par... (4), Cahier n° 208, Bibiliothèque Historique d’Entre-Sambre-et-Meuse, 1997.

(11bis) Cantons de Couvin et de Philippeville, Edauard Gerard, Editions L. Bourdeaux-Capelle, 1958, p. 149.

(12) Témoignage de Paulin Mathon, juin 2011, dans : J. Couvreur, Histoire et Témoignages 1940-1945 Philippeville, p. 101.

(13) Le Soir, samedi 15 juin 1999, p. 22.

(14) Le Soir, 16/09/1999

(15) citation d’André François, président de Gephil.

(16) Je construis et j’aménage avec le Bois et la Pierre..., numéro hors-série du magazine : "Je construis avec le Bois...", Février 2007, p. 11. : http://www.rnd.be/wp-content/uploads/2013/02/Je_construis_bois_et_pierre.pdf.