Dîner de rêve

par Isabelle Grenez (Crainhem)


Nous sommes dans la petite salle à manger d’une petite maison des plus modestes. Dehors, il fait nuit, dedans, il fait sombre. Ils sont quatre, assis autour de la table.

Il y a la mère, la cheffe de famille, propriétaire des lieux. Sa vie n’a jamais été qu’une succession d’obligations ; elle est grise de l’avoir portée. Comptable en chef au Ministère des Finances, elle a toujours tout réglementé, tout contrôlé. C’est qu’elle est rigoureuse, la mère, pas rigolote, mais rigoureuse et tenace. Elle a ce qu’il est convenu d’appeler le sens des responsabilités.

À sa droite se tient la grand-mère, la mère de la mère, une très vieille femme toute ratatinée et à moitié sourde qui n’a jamais compris le triste mode de fonctionnement de sa fille. La mère la dit démente et personne n’ose la contredire, pas même l’intéressée. La vieille vivote là, faute de moyens et la mère la subit, faute de pouvoir faire autrement.

À la gauche de la mère, face à la grand-mère, il y a la jeune fille de la maison. Elle a vingt ans, elle est douce, gaie, jolie, fraîche… mais elle vit sous la coupe de sa mère. Elle travaille comme comptable dans une petite société fiduciaire. Sa mère voudrait la faire entrer au Ministère, mais la jeune fille n’en a aucune envie. Elle ne veut pas devenir poussiéreuse comme tous les fonctionnaires qu’elle connaît. Quand elle était petite, sa grand-mère l’emmenait au cirque – en cachette, bien sûr – et depuis, elle ne rêve que de cela… Elle rêve d’une autre vie, d’une vie pleine de couleurs, de joie, de rires, de musique. D’une vie pleine de vie. Un jour viendra où elle vivra dans un cirque. De son violon – c’est son père qui lui a appris à en jouer – elle accompagnera les numéros des acrobates, des magiciens. Un jour viendra où elle fera le clown pour amuser petits et grands. Un jour viendra… mais en attendant, elle est comptable dans une petite société fiduciaire et prie pour qu’on ne veuille jamais d’elle au Ministère.

Le père ? Oh, le père n’est plus depuis longtemps. Violoniste de talent, chanteur lyrique, compositeur à ses heures, artiste, il est mort écrasé sous le poids des calculs de son épouse, étouffé à petit feu par ses débits et ses crédits. C’était un doux rêveur, le père… Il est mort de ne pouvoir plus rêver.

Mais alors, qui est le quatrième, vous demandez-vous ? Assis à la droite de la jeune fille, un drôle de spécimen observe la mère qui lui fait face. Il lui sourit et attend désespérément un sourire en retour. Il porte sur la tête, un petit chapeau ridicule orné de grandes plumes blanches dont s’échappent des mèches de cheveux mauves, abondantes et bouclées. Pas de doute, ce personnage burlesque dénote dans ce décor austère avec son gros nez rond, son maquillage outrancier et son costume trop grand pour lui, maladroitement coupé dans un tissu à carreaux.

- Comment oses-tu inviter un hôte à ma table, ma fille ? J’ai préparé un repas pour trois et quand il y en a pour trois, il n’y en a pas pour quatre.

- Ne vous inquiétez pas, mère, il se contente de peu.

- Que je sache, je n’ai pas autorisé sa venue. Sa présence m’importune.

- C’est qu’il partage ma vie, mère. Nous sommes devenus indissociables et…

- Quoi ? Ce pitre ? Ce bouffon ? Ce guignol ?

- Ne vous fiez pas aux apparences, mère. Il a plusieurs visages et des ressources inépuisables. C’est un rêve, mon rêve. Au Diable les additions, les soustractions, les livres de compte… L’univers du cirque, j’en rêve depuis toujours. Il m’attire, il m’appelle !

Tout émoustillée, la grand-mère s’agite sur sa chaise :

- Ah, mon Dieu, qu’il est drôle, qu’il est bariolé ! Ma parole, on dirait un clown ! C’est bien un clown, n’est-ce pas ? Je me demande comment il est arrivé jusqu’ici ! Je sens qu’il va nous faire rire ! Mais j’y pense, savons-nous encore rire ? Se pourrait-il que nous ayons oublié ? Pourvu que ce soit comme la bicyclette…

- Mère ! intervient la maîtresse de maison. Un peu de sérieux, voyons ! Depuis quand avons-nous le temps de nous distraire ? Oubliez-vous que c’est à la sueur de mon front que je gagne votre pitance ? Ayez au moins la décence de ne pas suivre votre petite-fille dans ses délires !

- Ne la grondez pas, mère, grand-mère a bien le droit de rêver !

- Oh, toi ! Comment oses-tu bafouer mon autorité ? Il n’y a pas de place pour le rêve dans cette maison ! Il est heureux que je lui aie toujours résisté. Où en serions-nous aujourd’hui ? Que je sache, le rêve n’a jamais nourri personne !

Autorité, pas de place pour le rêve… À ces mots, le convive se lève, bien décidé à faire rire la mère. Il prend un air benêt et attrape le petit violon sur lequel il était assis. Sans dire un mot, le voici qui se met à jouer un air. Tout en jouant, il fait des grimaces, gesticule, se penche, se cabre, se tourne d’un côté, de l’autre, pivote sur lui-même, manque de tomber. Soudain, sa musique s’interrompt sans raison. Alors, l’air hagard, il chipote à son violon, le gratouille, le chatouille, le secoue, puis le serre dans ses bras, le berce, l’embrasse tendrement, le taquine de son archet.

La grand-mère ne se sent plus de joie :

- Encore, encore ! s’exclame-t-elle en tapant dans ses mains. Vous savez quoi ? Je me sens toute ragaillardie !

Cette fois, c’en est trop ! La mère se lève d’un bon, verte de rage. Elle bouillonne, fulmine et hurle en direction de sa fille :

- Comment oses-tu pervertir cette maison en y introduisant le rêve ? Irresponsable ! Traîtresse ! Ingrate ! Décidément, tu ne vaux pas mieux que ton père !

- Mère ! crie la jeune fille, cruellement blessée, ne parlez pas ainsi de lui !

S’il y a bien une chose que ne peut supporter l’invité au grand cœur, c’est de voir souffrir la jeune fille. Sans l’ombre d’une hésitation, il se redresse fièrement, presse son violon sur son ventre, se concentre et dans un geste ample du bras, fait pleuvoir des étoiles du bout de son archet. Tandis que la mère le fusille du regard, le voilà qui se transforme en un grand oiseau blanc. Sans effort, il déploie ses ailes immenses, s’élève dans les airs, survole la table, enlève la jeune fille et sa grand-mère et s’envole par la fenêtre, les emportant au loin dans la nuit noire. Ce n’est qu’un rêve, mais le pouvoir des rêves est énorme, incalculable, je dirais même sans limites…

Prostrée, la mère reste là seule, triste. Elle n’a plus rien, plus personne. Effondrée, sans but, elle fait alors une chose qu’elle n’a encore jamais faite. Elle craque et pleure. Elle pleure tous les chiffres de son corps. Elle pleure tout son saoul de chef comptable. Trois jours durant, elle pleure tout ce qu’elle a perdu, tout ce qu’elle a raté, puis elle sort dans la petite cour de sa petite maison des plus modestes. Les sens en éveil, enfin elle lâche prise, laisse l’air lui caresser la peau, pénétrer ses poumons, gonfler son ventre aride. Pour la première fois, elle se sent vivre et regarde par-delà les murs qui l’entourent. Elle imagine sa fille, sa mère, espère leur retour, se souvient de son homme qui chantait si bien d’une si belle voix, il lui manque tellement. Éperdue de douleur, elle rêve et attend le grand oiseau blanc.

 

Non c’est non !